Huit avec barreur
Pruneau faisant du sport, c'est à peu près aussi improbable que J.K. Rowling en procès avec le Lexicon, ou qu'un ancien Ministre de l'Intérieur qui ne comprend pas le mot "régularisation". Mais Tears for Fears nous avait prévenus, et l'impensable est arrivé.
Un cliché veut que tous les étudiants d'Oxford fassent de l'aviron. Cliché certes, mais il n'y a pas de fumée sans feu ; en l'occurrence, c'est même plutôt du niveau du grand incendie de Londres et je me suis jeté dans les flammes.
L'aviron, c'est déjà le moyen le plus important de se mesurer à Cambridge, lors de "The Boat Race", course annuelle au début du printemps et qui est l'un des événements sportifs les plus populaires de ce côté-ci de la Manche (Oxford a gagné la dernière, mais Cambridge mène 79 victoires à 74 sur l'ensemble de l'histoire de la course). Mais tout le monde n'a pas le niveau de rameurs olympiques et tous les étudiants ont l'occasion de participer à d'autres courses, une fois par trimestre. En quelque sorte, on pourrait dire que The Boat Race est comme un match de Quidditch entre Poudlard et Beauxbâtons : seuls les meilleurs de chaque école sont pris. Mais les moins bons peuvent tout de même participer au match entre Serdaigle et Poufsouffle. À Oxford, il n'y a pas les quatre maisons, mais il y a une quarantaine de collèges, qui ont plus ou moins le même rôle.
Il existe de nombreuses formes d'aviron ; à Oxford, la forme reine est le huit avec barreur. Comme le nom l'indique, il y a neuf personnes par équipe : huit rameurs et un barreur, dont le rôle est de diriger le gouvernail (ou barre) et de hurler sur les rameurs pour les faire aller plus vite.
L'aviron est le sport d'équipe par excellence. Une bonne équipe est une équipe dans laquelle les huit rameurs ne sont plus qu'un seul homme, où chacun détecte quasi instinctivement le moindre changement de rythme ou de technique dans celui assis devant lui. C'est aussi un sport très complet, faisant travailler mollets, cuisses, abdominaux, muscles du dos, pectoraux et bras. Vous devriez vous y mettre.
Ici, tout le monde s'y met, et c'est souvent le lieu où l'on se forge de grandes amitiés. Dans le jargon oxonien, on ne demande par exemple pas "qui sont tes amis ?" mais "qui est dans ton équipe ?". Et même pour les équipes mal classées, l'aviron est une affaire sérieuse : typiquement six à huit entraînements par semaine, dont deux commencent à six heures (du matin), et qu'importe la météo. Forcément, ça crée des liens.
Aux jeux olympiques, ou autres compétitions sans importance, les courses d'aviron se font comme en athlétisme ou en natation : on met six bateaux côte à côte, le premier arrivé à l'autre bout du lac a gagné. Mais il y a environ 160 équipes d'aviron dans l'université (neuf personnes par équipe), et la rivière n'est assez large que pour accueillir deux bateaux côte à côte. Si on faisait comme ça, les compétitions dureraient une éternité. On pratique donc un autre type de course : les bumps. On place treize bateaux (une division) les uns derrière les autres, avec un peu d'écart entre chaque. Tout le monde part en même temps et l'objectif est de rattraper le bateau de devant sans se faire rattraper par le bateau de derrière. Et quand je dis rattraper, je veux dire heurter, d'où le nom bumps : on l'emporte quand on entre en contact avec le bateau de devant. Cela peut être la poupe qui touche la proue, les rames qui entrent en contact, ou la rame de l'un qui touche un membre de l'équipage adverse (typiquement le barreur, puisqu'il est au bout - ça lui apprendra à hurler). Souvent, lorsqu'il est clair qu'un bump est inévitable, le barreur perdant reconnaîtra la défaite avant que le heurt n'ait lieu, afin d'éviter d'abîmer le bateau ou de se prendre une rame dans la tête.
La course a lieu sur quatre jours. Le premier jour, si par exemple les sixièmes rattrapent les cinquièmes, ils échangent de place le lendemain. On monte ou descend ainsi petit à petit dans la division. D'autre part, le premier de la division 2 est aussi le treizième de la division 1 ; s'il bumpe, il passe douzième, quittant ainsi la D2. À la fin du quatrième jour, on garde le classement final bien au chaud et on le réutilise comme classement initial l'année suivante. Il n'est pas absolument impensable que les règles aient été écrites par une bande de matheux en état d'ébriété, mais ça marche très bien.
L'équipe Queen's Men II (c'est moi) a sa première course dans 87 minutes. Le stress est semblable à celui qu'on éprouve avant un examen ou concours. Mais au moins, dans ces cas-là, on peut faire passer le temps en relisant ses fiches, ou en tout cas en promenant les yeux sur les fiches en essayant de se convaincre qu'on enregistre ce qu'il y a écrit dessus. Alors que là, il est encore trop tôt pour m'échauffer et je ne peux rien faire pour passer le temps. À part poster sur mon blog, bien sûr.